Presse : Le Point -n° 1677 - novembre 2004

 

Paléontologie
Le mystère Flora

Découverte en Indonésie, cette Homo erectus miniature vivait encore il y a 18 000 ans alors qu'on croyait le genre disparu depuis... 250 000 ans. Elle relance la polémique sur la réalité des hommes-singes

Hervé Ponchelet

«E lle a tout d'une gran-de ! » Oui, comme la petite voiture qu'une célèbre marque française présente ainsi dans sa publicité, Flora, malgré son petit mètre de haut, a tout d'une humaine à part entière. Enfin, d'une humaine version Homo erectus . Genre qui, voilà deux millions d'années, a joué en pionnier de la mondialisation le fameux scénario paléontologique « Out of Africa » cher à Yves Coppens, du Collège de France.

Flora, de son vrai nom Homo floresiensis , malgré sa taille et son tout petit cerveau - 380 centimètres cubes, contre 1 000 aux autres erectus -, fait bien partie de nos ancêtres. Plus troublant, alors qu'on croyait les erectus disparus depuis 250 000 ans, elle vivait encore il y a seulement 18 000 ans sur l'île indonésienne de Flores, située à 500 kilo- mètres à l'est de Java. A la même époque, aux antipodes, Homo sapiens , dont descendent les 7 milliards d'humains actuels, exécutait son chef-d'oeuvre de Lascaux.

Tout porte à croire que les semblables de Flora y ont perduré au moins jusqu'à -12 000, date à laquelle Flores connut une importante éruption volcanique et des fluctuations climatiques dommageables pour la faune et la flore. Peut-être même, si l'on accorde crédit aux légendes, les descendants d' Homo floresiensis survécurent-ils à Java et à Sumatra jusqu'à l'époque de Marco Polo. Ce grand voyageur rapporte que vivrait dans la forêt un « orang-pendek » (homme court), dont la description fait étrangement penser à Flora. De Marco Polo à nos jours, il n'y a qu'un pas que franchiraient volontiers les cryptozoologues (voir encadré)... Après tout, n'a-t-on pas, en 1938, découvert aux Comores des coelacanthes vivants, poissons antédiluviens que l'on croyait disparus depuis 65 millions d'années ?

Mais les paléontologues n'ont nul besoin de telles spéculations pour se réjouir de la découverte qui vient d'avoir les honneurs de la couverture de la revue Nature . « J'en suis resté bouche bée » , avoue l'Australien Peter Brown, de l'université de New England, l'un des « inventeurs » du fossile qui bouleverse l'histoire de l'humanité. « Ce fut une excitation extraordinaire » , renchérit son confrère Mike Morwood, cosignataire de l'article de Nature . « Tous les arbres décrivant l'évolution du genre Homo sont à mettre à la poubelle » , affirme le paléontologue français Jean-Jacques Hublin, spécialiste de Neandertal à l'institut Max-Planck de Leipzig. « La toute petite Flora prouve que l'homme aussi, à l'instar des animaux isolés dans une île, peut connaître une évolution régressive de sa taille, y compris de son cerveau » , s'enthousiasme Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France.

Eléphant nain, rat géant

La petite Flora, qui gisait dans la grotte de Liang Bua, dans l'ouest de Flores, pose, en effet, beaucoup de questions aux spécialistes. Comment sa lignée a-t-elle survécu aussi longtemps alors que l'on estimait que tous les erectus avaient cédé la place à Neandertal et à Homo sapiens ? A-t-elle cohabité avec sapiens, comme l'a fait Neandertal avec Cro-Magnon en Europe ? Qui a façonné l'outillage de pierre élaboré que l'on a retrouvé dans sa grotte : ses semblables, ses proches ancêtres ou l'homme moderne qui aurait pu transiter par son île pour atteindre l'Australie quelque 50 000 ans avant sa mort ? Les tout petits hommes de Flores (la même équipe a, après celui de Flora, découvert six autres spécimen d' Homo floresiensis ) ont-ils mélangé leurs gènes avec ceux de l'homme moderne ou les deux espèces étaient-elles non interfécondes ?

Sur ce dernier point, on en saura peut-être plus dans quelques mois, car le délicat squelette de la petite créature d'une trentaine d'années, comme l'atteste l'usure de ses dents au demeurant très semblables aux nôtres, n'est pas minéralisé, c'est-à-dire transformé en pierre. Il y a donc des chances pour que ses os recèlent encore un peu d'ADN. Quelques fragments de gènes suffiraient à témoigner de sa plus ou moins grande proximité avec notre espèce. Un prodige que les paléogénéticiens n'ont pas très bien réussi à faire à partir des fossiles de Neandertal, car les os de ce cousin de Cro-Magnon sont, en Europe, durs comme pierre...

Outre les mystérieux outils associés au squelette de Flora, la grotte de Liang Bua a aussi livré un outillage plus primitif et infiniment plus ancien, qui remonte à près de 900 000 ans. Ces outils ont donc vraisemblablement été façonnés par les premiers habitants de Flores, des Homo erectus beaucoup plus classiques (cerveau de 1 000 centimètres cubes, taille entre 1,50 et 1,80 m). Ces derniers devaient ressembler à l'homme de Pékin cher à Teilhard de Chardin ou au pithécanthrope de Java.

Pour expliquer le saut évolutif régressif qui a permis au costaud au lourd squelette venu d'Asie de se transformer en ce gracile bipède insulaire au cerveau réduit qu'est Flora, Pascal Picq a une explication qui tient la route : « C'est un processus parfaitement connu , dit-il. Lorsqu'elles sont longuement isolées sur une île, où les ressources sont limitées, les grandes espèces s'adaptent en diminuant progressivement leur taille, en quelques dizaines de milliers d'années. Et, c'est moins connu, dans le même temps les petites espèces, qui n'ont pas de prédateurs, y deviennent de plus en plus grandes. » Voilà pourquoi, comme l'ont révélé les fouilles de la grotte de Liang Bua, Homo floresiensis cohabitait avec un stégodon, éléphant primitif nain, et chassait des rats géants ! Les exemples abondent. Mammouths nains des îles sibériennes, éléphants et hippopotames nains de Sicile, même certains tigres (1) se sont adaptés par ce processus, gage de survie de l'espèce.

« Il ne faut pas confondre , reprend Pascal Picq, le nanisme, du type de celui des Pygmées, qui résulte d'un déficit en facteur de croissance, et la réduction de taille des animaux insulaires. Dans le premier cas, seul le corps reste petit alors que le cerveau atteint la taille d'un individu adulte de la même espèce ; dans le second cas, le cerveau lui aussi est réduit en proportion des autres parties du corps. Si on en juge par les outils retrouvés dans l'île de Flores, ce cerveau, de la taille de celui d'un chimpanzé, n'a pas été pour elle un handicap. Non seulement ses semblables, en perdant en taille, n'ont pas perdu leur culture, mais ils semblent même l'avoir fait évoluer. » Bref, s'il y a eu régression de la taille, il n'y a pas eu de marche arrière dans l'évolution des capacités cognitives du cerveau. Les 380 centimètres cubes de la matière grise de Flora faisaient mieux que les 1 000 centimètres cubes de ses ancêtres.

On sait comment les Indiens d'Amazonie s'y prennent pour réduire les têtes. Il va être passionnant de découvrir comment l'évolution a fait pour réduire le cerveau des exilés de Flores. Pour suivre ce processus de récession, il faudrait maintenant trouver les restes de ses habitants plus anciens. L'idéal serait de découvrir des fossiles qui permettent de rembobiner le film sur plus de 800 000 ans.

Le radeau ou la pirogue

La présence même d' Homo floresiensis sur cette île située à l'est de Bali pose une autre énigme. Comment ses ancêtres y sont-ils arrivés ? On estime en effet que les animaux terrestres, venus de la zone eurasienne, ont progressé d'île en île en profitant des baisses du niveau marin accompagnant les glaciations successives. Oui, mais aucune glaciation, si puissante soit-elle, n'a pu, vu les fosses marines qu'on rencontre le long d'une ligne dite de Wallace, faire suffisamment baisser la mer pour permettre à un grand bipède comme erectus de traverser à la nage les très larges bras de mer qui séparaient alors Bali des autres îles. Un franchissement, en revanche, à la portée des petits mammifères et reptiles dont on sait qu'ils le réalisent, certainement contre leur gré, au hasard des vents et des courants sur des radeaux de fortune, par exemple des cocotiers arrachés lors des cyclones, comme l'a démontré Ivan Ineich, du Muséum d'histoire naturelle de Paris, pour les lézards de Polynésie, qu'il a appelés « boat lizards » . Le stégodon, comme ses descendants les éléphants, infatigable nageur, était lui aussi capable de l'exploit. Erectus n'avait pour sa part d'autre solution que le radeau ou la pirogue. C'est ce qu'utilisa longtemps après lui Homo sapiens pour atteindre l'Australie en se moquant de la fameuse ligne de Wallace. N'est-ce pas trop prêter à ce même pas sapiens d'erectus ? N'oublions pas que, malgré son air « primitif », il se servait du feu il y a plus d'un million d'années

ET SI ELLE VIVAIT ENCORE...

« Maintenant, on va peut-être commencer à se deman- der si les légendes sur les petits hommes-singes des forêts de Java et Sumatra, colportées depuis Marco Polo, n'ont pas pour origine des observations réelles d'hominidés. » Pour l'historien et sociologue des sciences Pierre Lagrange, grand spécialiste des soucoupes volantes et passionné de cryptozoologie (étude des animaux cachés), « la survivance tardive d'une population insulaire d' Homo erec- tus miniaturisés sur l'île de Flores est un choc. » Il regret-te que Bernard Heuvelmans, l'un des rares zoologistes à avoir osé prendre ces légen-des au sérieux, soit mort trop tôt pour pouvoir vivre ce moment. Dans son livre « Sur la piste des bêtes ignorées - Indo-Malaisie, Océanie », paru chez Plon en 1955, Heuvelmans consacre, en effet, un chapitre à l' « orang-pendek, l'homme-singe incongru de Sumatra » . « Puisqu'on trouve de nos jours , écrivait-il, des représentants attardés de la faune des époques géologiques les plus reculées [le coelacan-the], rien ne s'opposerait à ce que nous tombions un jour nez à nez, au coin d'un bois, avec un pithécanthrope [l' Homo erectus de Java] en chair et en os. » Et Heuvel-mans, ami d'Hergé, qu'il a documenté sur le yeti pour son « Tintin au Tibet », de rapporter des récits de telles rencontres, dans les îles de l'archipel indonésien, avec le petit homme-singe appelé aussi sedapa . Le témoignage le plus précis date de 1923. Un colon hollandais nommé Van Herwaarden y relate son face-à-face avec un sedapa , accroché à un tronc d'arbre dans le sud de Suma- tra. « Le sedapa était velu aussi sur le devant du corps [...] Sa chevelure était très foncée et descendait jusqu'au-dessous des omoplates [...] son visage brun n'était presque pas poilu [...] Les yeux étaient franchement émouvants et ressemblaient à l'oeil humain [...] Le menton était en quelque sorte rentré [...] Je pus voir l'oreille droite, qui ressemblait exactement à une petite oreille humaine [...] Ce spécimen était de sexe féminin. Il mesurait environ 1,50 m. » Tout Flora, non ? H. P.